Quelques lignes à propos du rond-point des “deux maisons” d’Etienne Bossut
Dans la nuit du 8 au 9 août 2020, un véhicule s’est encastré dans le rond-point dit “des deux maisons” aussi appelé “les cabanes renversées”. Très endommagée, l’œuvre d’Etienne Bossut intitulée “Autour d’un abri jaune” a été enlevée le 13 août à la demande des services techniques de Villeurbanne. Contactée par e-mail, la mairie indique qu’à l’heure actuelle (17 août) « aucune décision n’a été prise concernant sa remise en place ». Une expertise par les assurances de la ville est en cours. Son état laisse néanmoins présager le pire.
L’œuvre avait été installée il y a un peu plus de trente ans au croisement des rues Greuze, Château-Gaillard et Francis de Pressensé. Au cours des années 1980, sous l’impulsion de Charles Hernu – maire de Villeurbanne de 1977 à 1990 –, une ambitieuse politique culturelle est mise en place. Elle se manifeste notamment à travers la commande publique d’œuvres d’art. Quatre ronds-point intégrant le projet d’un artiste sont réalisés : le “Totem” de Guy de Rougemont (1981) place Albert-Thomas, le rond-point “des deux maisons” d’Etienne Bossut (1988), le “giratoire de l’Europe” (surnommé à tort ainsi puisque plusieurs villes sont extra-européennes) de Patrick Raynaud aux Buers (1989) et la “colonne” de Jacques Vieille au croisement du cours Emile Zola et de la rue Léon Blum (1988). Un cinquième est projeté puis abandonné.
Souvent critiqués pour leur coût, raillés pour leur esthétique originale, ces rond-points sont parfois mal aimés : le rond-point des Buers avait par exemple été tagué la veille de son inauguration, celui de Flachet a été désigné en 2016 « rond-point le plus moche de France » par une émission radio aux goûts contestables. Il suffit de lire les articles de presse et les commentaires des réseaux sociaux suite à l’accident d’août pour constater de nouveau qu’ils ne laissent personne indifférent. À noter cependant que les trois premiers rond-points cités sont devenus malgré eux emblématiques de la ville, identifiables par tous et convoquant chez la plupart d’entre nous des souvenirs.
Au-delà de leur apparence (et la bêtise de certains commentateurs), deux responsabilités imputables à la municipalité, peuvent expliquer le désamour d’une partie des administrés pour le patrimoine artistique de la ville – à Villeurbanne, mais ailleurs plus largement – : le manque sinon l’absence de concertation avec les habitants du quartier en amont et en aval de l’installation, le peu de considération accordée à faire connaître ces œuvres dont le signe le plus évident est l’absence de « cartel » qui permettrait d’identifier au moins le nom de l’artiste et le titre de l’œuvre (au musée, le cartel désigne la plaquette ou l’étiquette apposée près d’une œuvre qui mentionne l’auteur, le titre, l’année et précise éventuellement le contexte de création). La quasi totalité des œuvres d’art installées dans l’espace public à Villeurbanne ne sont pas accompagnées d’informations, il n’existe pas non plus de guide permettant de les identifier. Les données en ligne, en particulier sur le site de la ville, sont trop superficielles et les quelques sources écrites à propos (Promenades artistiques au gré de Villeurbanne de Danièle Devinaz, L’art contemporain dans les espaces publics – Territoire du Grand Lyon 1978-2008 de Marianne Homiridis et Perrine Lacroix) très confidentielles. La mise en place d’outils pédagogiques est indispensable pour que chacun puisse comprendre, interpréter et s’approprier les œuvres dans l’espace public. Cet effort est à la portée de tous. Le patrimoine artistique de la ville a de quoi rendre fier les villeurbannais : plus de 120 œuvres sont installées dans l’espace public (places, jardins, établissements scolaires…). Un inventaire personnel est en cours, les résultats seront publiés sur cette page prochainement, un avant-goût est disponible sur Instagram avec le hashtag #villeurbanneart.
Par leur monumentalité, les ronds-point constituent les exemples les plus connus : le Totem culmine à 10 mètres, les deux maisons mesuraient 5,8 mètres de haut par 3,2 mètres de large. Leur création relève d’une stratégie de la ville pour agrémenter certains quartiers et rendre l’art accessible à tous. Le rond-point des Buers et le rond-point des deux maisons sont intimement liés : installés à 500 mètres l’un de l’autre, ils ont été créés au même moment et s’inspiraient chacun de mobilier urbain commun (panneaux signalétiques pour l’un, cabane de chantier et bidons pour l’autre). La disparition – temporaire ou permanente – du second laisse le premier orphelin.
Les deux maisons comme le giratoire de l’Europe apportaient un peu de couleur, de gaieté et de poésie dans un environnement urbain standardisé, sans grandes qualités architecturales. C’est d’autant plus vrai compte tenu du nombre d’immeubles qui ont été hier et seront demain construits dans le quartier alentour. Chacun.e pouvait imaginer des histoires à partir de ces deux maisons renversées, inventer un monde, rêver aux personnes qui habitaient dedans… L’œuvre « Autour d’un abri jaune » est caractéristique du travail d’Etienne Bossut, un artiste né en 1946, diplômé de l’école des beaux-arts de Saint-Etienne, qui s’est fait connaître grâce à ses moulages en polyester d’objets du quotidien (fauteuils, carrosseries de voitures, bidons…). Ses travaux sont présents aujourd’hui dans les plus importantes collections publiques d’art contemporain de France (musée d’art contemporain de Lyon, 11 Fonds régionaux d’art contemporain, musée d’art moderne de la ville de Paris…). L’artiste entretient des liens très étroits avec Villeurbanne. La ville l’invite une première fois en 1982 à exposer aux côtés de quatre autres sculpteurs au Parc des droits de l’homme. Dans les années 1990, le travail d’Etienne Bossut est promu et diffusé par la galerie Verney-Carron, galerie lyonnaise de premier plan installée dans les années 1980-1990 à Villeurbanne au 99 cours Emile Zola. L’artiste bénéficie de plusieurs expositions personnelles en 1990, 1992, 1993 et 1995. L’Institut d’art contemporain possède en outre plusieurs de ses œuvres dans sa collection.
Victime d’un accident malheureux qui justifiait à priori son retrait, l’œuvre « Autour d’un abri jaune » fait l’objet d’une expertise par la ville. L’originalité de l’œuvre, sa « mocheté » supposée, ne constituent pas des arguments et ne justifient en rien sa disparition. La destruction d’une œuvre d’art, quelle que soit son importance, est hautement symbolique. À Villeurbanne, l’enlèvement d’Autour d’un abri jaune s’ajoute à la destruction des Bornes du gymnase de Bruno Yvonnet devant la salle des Gratte-ciel en 2015-2016 (un article à ce propos est prévu dans les prochains mois) et la disparition en 2019 de l’œuvre Yerevan Time installée douze années plus tôt sur la façade de la pharmacie des Gratte-ciel. La “rose des vents” d’Edouard Chapotat et Félix Massador sur la façade du lycée Pierre Brossolette est elle menacée à court terme (voir l’article du Progrès). Ces disparitions passées ou à venir augmentent à mesure que les commandes d’œuvres nouvelles diminuent : à l’exception du quartier de la Soie, elles sont quasi-nulles depuis de nombreuses années, Jean-Paul Bret ayant renoncé aux mesures qu’il avait lui-même mis en place en tant qu’adjoint à la culture dans les années 1980. La politique artistique de Charles Hernu brillait notamment par l’accompagnement sur le long terme des artistes. Plusieurs de ceux qui ont réalisé une œuvre pour un rond-point ont bénéficié d’une exposition personnelle à l’hôtel de ville (à l’époque où la municipalité accueillait entre ses murs des expositions). Tous ont tissé des liens étroits avec Villeurbanne, dans le cas de Guy de Rougemont avec l’URDLA, Etienne Bossut avec la galerie Verney-Carron, Jacques Vieille avec le Nouveau Musée qui préfigure l’Institut d’art contemporain… Ces rond-points-œuvres, exemple unique en France à ma connaissance (par sa récurrence et succession dans le temps), reflétaient l’identité même de Villeurbanne : avant-gardiste, ouverte à la création contemporaine, ambitieuse dans ses choix. Sa singularité la démarquait de Lyon.
Après l’atteinte portée à l’œuvre de Jacques Vieille (à savoir l’abandon de l’entretien des lauriers à son sommet, plus le déplacement de l’œuvre), la disparition de l’installation « Autour d’un abri jaune » d’Etienne Bossut, est un nouveau coup dur. Espérons que l’œuvre puisse être restaurée et réinstallée à son emplacement initial. Dans le cas contraire, le moins pire qu’il puisse lui arriver serait qu’elle soit déposée à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne qui possède plusieurs œuvres de l’artiste. Afin de combler le potentiel manque, prenons-nous à rêver que la municipalité lance un nouveau concours artistique et renoue par ce biais avec les arts plastiques une relation nourrie. Interrogé sur son programme en tant que nouvel adjoint à la culture de la Métropole du Grand Lyon, Cédric Van Styvendael, actuel maire de Villeurbanne, répondait : « on a besoin d’art partout. Dans l’espace public, privé… Je suis favorable à une présence massive de la création artistique. (…) Le seul enjeu majeur, c’est de donner à comprendre ce qui est fait quand on propose cela. Il n’y a rien de plus insupportable qu’une œuvre qui vient être plaquée en fin de chantier parce que c’est une obligation dans les grands projets urbains et dont les habitants se moquent ouvertement (…). Ce que l’on doit travailler, c’est la médiation culturelle autour de ces projets artistiques. » Il ne lui reste qu’à joindre le geste à la parole.
[Mise à jour, 16 février 2021. Interrogée par e-mail sur les décisions prises concernant l’œuvre d’Etienne Bossut six mois pile après l’accident, la Direction des Affaires culturelles de Villeurbanne indique : “actuellement, la Ville est en phase d’étude de faisabilité, en lien avec les assureurs de la Ville et du responsable de l’accident”]
Recommandations de lectures :
- Promenades artistiques au gré de Villeurbanne proposées par Danièle Devinaz, Danièle Devinaz, Éditions du Mot Passant, 2001.
- L’art contemporain dans les espaces publics – Territoire du Grand Lyon 1978-2008, Marianne Homiridis et Perrine Lacroix, Édition La BF15, 2008.
- L’art à ciel ouvert, Commandes publiques en France 1983-2007, Éditions Flammarion, 2008.
Il m’a semblé que cette photo prise le 22 août se prêtait aux détournements, si vous vous sentez l’âme d’un artiste n’hésitez pas à proposer votre plus beau montage. Les meilleurs seront partagés sur le compte Instagram @villeurbannecuriosites. Mieux vaut en rire qu’en pleurer !
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